Allégorie de la vie et de la mort de Casablanca
Casablanca CH2O, pour Zineb Andress Arraki, c’est la mise en lumière du « statut particulier de Casablanca à travers l’histoire, de cette ville cosmopolite aujourd’hui en train de prendre un chemin alarmant parce qu’elle perd son identité ». Le titre de l’exposition est tiré d’une formule chimique, la molécule CH2O, le méthanal. Pour elle Casablanca est « dans ce liquide où tout peut exploser, guérir, se conserver ou mourir ». L’exposition est l’occasion pour elle de faire un « statement » (une déclaration) sur la ville et de poser la question : « Et maintenant on fait quoi ? », débattre du sort de la ville, entre devoir de mémoire et mutation.
Elle explique qu’il est important pour elle de lier la photographie et l’installation, en parlant de « déformation professionnelle » en tant qu’architecte, et de son besoin d’associer une pièce emblématique à son travail, qui exprime la synthèse de toute sa pensée, ici de son travail sur Casablanca. La pièce-emblème de l’exposition est Casablanca outre-tombe. Personne ne peut rester insensible face à cette tombe austère qui lui fait face, placée juste à l’entrée derrière les portes de la galerie Shart. Sa particularité est qu’elle se trouve être enveloppée d’un monochrome de miroir. Stupéfait, on se regarde face à nous-même, heurté de retrouver notre image sur le corps d’une tombe. Elle nous renvoie à notre condition humaine et à la fragilité de la vie, de notre monde, de notre ville. Zineb Andress Araki nous met directement face à nos failles, nos craintes, et on ne peut s’empêcher de se demander quel monde on construira pour demain et ce qu’on laissera derrière nous.
Zineb Andress Arraki devant El Makane- 2013- Tirage numérique sur papier Harmann cotton smooth
Casablanca pour elle, c’est le début du 20ème siècle, sous le protectorat, avec les architectes Henri Prost et Michel Ecochard, « l’heure de gloire », au temps où elle bénéficiait d’une vrai politique de ville, reconnue internationalement pour sa modernité. Ce sont certains discours politiques qui ont « détruit beaucoup de choses », c’est la construction d’édifices dos à la mer ou encore l’absence d’espace public. Casablanca n’est pas une architecture « mais trente-six mille », les bidonvilles, le patrimoine issu du protectorat, ou encore les usines de Aïn Sebâa, tout cela représente pour elle la ville blanche, mais pas la nouvelle production, usine architecturale, issue d’investissement productifs.
Mais lorsqu’on lui demande quel regard général elle porte sur Casablanca, un silence s’installe durant quelques secondes, avant qu’elle ne glisse d’une voix fluette et délicate : « C’est mon amour Casa ». Et l’on sent qu’elle l’aime son Casablanca en exposant des clichés de toute la ville, quartiers, maisons, des Habous à Bouskoura, de l’ancien aéroport d’Anfa à la corniche, de Sidi Bousmara au Boulevard d’Anfa.
Avenir et postérité de Casablanca
Ce qu’elle souhaiterait pour Casablanca c’est : « une vraie identité architecturale dans les dix ans à venir, qu’on redéfinisse et questionne l’espace public, ce qu’on a le droit d’y faire ou pas ». La question de l’espace public est pour elle le débat central de l’avenir de Casablanca. Quand on lui demande quel modèle de réussite de réaménagement urbain pourrait être donné en exemple, elle parle de George Candilis, architecte et urbaniste grec, ayant collaboré avec Le Corbusier, créant dans les années d’après- guerre des logements sociaux, le quartier de l’Habitat d’El Hank de Casablanca, qui pour elle pose les bonnes questions par rapport à une problématique, un contexte et un temps T. Pour elle, si l’on avait les mêmes démarches aujourd’hui, privilégier les valeurs et les gens plus que l’argent, on réussirait à créer pour demain.
Zineb Andress Arraki dit qu’elle «aime la ville pour ce qu’elle a été, pour certains côtés d’elle aujourd’hui, mais que l’on ne peut pas rester sur le même chemin sinon nous n’aurons plus d’intérêt, nous ne serons rien. Nous sommes à un carrefour et il faut prendre un sentier pour créer autre chose (…) ». Pour elle, on n’a pas encore créé de solutions qui pourraient sauver la ville, « le territoire du possible n’est pas encore né », il faut créer des espaces qui ressemblent au Maroc, ressemblent à Casablanca et pas à d’autres villes du monde.
Zineb Andress Arraki et Hassan Sefrioui devant Casablanca’s vertical spleen – 2013
Son bâtiment préféré à Casablanca est le stade Larbi Benbarek (ex-stade Phillip), qui est pour elle un bâtiment à sauvegarder et à réhabiliter : « J’aime particulièrement le stade Phillip, une architecture brutaliste, qui s’insère dans la rue et dit des choses en façade, un endroit à réhabiliter, à donner à des gens pour autres choses, pour créer un autre lieu culturel ». Rappelons brièvement l’histoire délicate de cet édifice, ayant coûté très cher aux contribuables,
argent disparu par magie des caisses, laissant le stade en stand-by, des travaux inachevés et des malfaçons, qui laisseront moult anomalies et faiblesses, au détriment du public et des joueurs. Depuis, entre les idées de démolition ou de reconstruction, le terrain est toujours là.
Pour elle, la situation du Maroc lui fait penser à un discours, dans les années 60, d’Albert Camus : “Dans l’affreuse société où nous vivons, où l’on se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour l’intelligence, je ne suis pas de ces amants de la justice qui veulent que l’appareil de la chaîne redouble, ni de ces serviteurs de la justice qui pensent qu’on ne sert la justice qu’en vouant plusieurs générations à l’injustice! Je vis comme je peux dans ce pays malheureux, riche de son peuple et de sa jeunesse, provisoirement pauvre dans ses élites. Sans liberté vraie et sans un certain honneur, je ne puis vivre. Voilà l’idée que je me fais de mon métier.” Ce texte est pour elle complètement contemporain au Maroc.
Je lui demande de me livrer un de ses rêves en tant que photographe, elle me dit vouloir trouver une autre problématique, travailler sur l’humain, sur les Casaouis… On attend déjà cela avec impatience. Étant lauréate ex-aequo avec AOK (atelier Omar Kariri) du concours L’MAGANA de Gueliz, ayant pour but de concevoir une horloge urbaine telle une insigne qui représenterait le quartier, elle veux mener à terme les études de faisabilité de sa création et amorcer une proposition pour l’appel à projet en vue de la création du Musée de Dakhla avec deux confrères à elle.
En tant qu’architecte, la ville interpelle Zineb Andress Arraki à chaque moment, et la photographie est sûrement le moyen de dévoiler aux autres ce qu’elle voit, ce qui la touche, l’interpelle. A sa manière, dans son travail elle humanise la ville, elle la rend plus proche de nous, plus personnelle, comme si l’on pouvait se l’approprier et donc en même temps vouloir réagir à sa transformation ou sa sauvegarde.
Cette exposition est un appel au réveil d’une conscience collective sur la situation actuelle de Casablanca, une manière de poser la question de son devenir, de représenter toute la complexité de cette ville explosive, qui éclot à chaque instant, dont le patrimoine architectural est à protéger de toute urgence, et dont certaines dérives architecturales doivent être raisonnées. Zineb Andress Arraki est avant tout une femme profondément attachée aux Casaouis, qui veut relever les imperfections architecturales et urbanistiques pour le bien-être de sa communauté et tenter de créer un mieux vivre ensemble. C’est un message d’espoir et d’avenir qu’elle nous livre, croyant plus que jamais en sa ville.
Cette exposition débute peu après le fameux discours royal du 11 octobre, durant lequel le Souverain a pointé du doigt la « déficience » de Casablanca et de ses « disparités sociales », jugeant la gestion des instances élues « défectueuse » pour une ville « parmi les plus riches du Maroc ». Ce discours, qui va, nous l’espérons, provoquer l’essor d’une nouvelle considération de la ville et de ses habitants par les politiques locales et nationales, est représentatif d’une ville complexe, où seulement 20% des interrogés d’un sondage de La Vie Eco en 2008 se déclaraient satisfaits de leur qualité de vie, où seulement 23% habitants connaissait le nom du maire et 10% connaissaient le nom du Wali, mais que plus d’une personne sur deux ne voudrait pas quitter Casablanca pour une autre ville. Comme dirait Zineb Andress Arraki : « C’est mon amour Casa ».
Constance Durantou
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Encadré :
- À suivre et à recommander
Zineb Andress Arraki sur FB et sur son site perso, et à la galerie Shart jusqu’au 9 novembre
- À suivre assidument
L’actualité de la Galerie Shart
L’actualité de Cultures Interface
- À dévorer dès sa parution en 2014
Le livre de Marie Moignard, « Une histoire de la photographie Marocaine. »
Le supplément de La vie éco du 19 décembre 2008
À consulter de toute urgence pour en savoir plus sur le patrimoine architectural de Casablanca
Le site de Casamémoire « Association de sauvegarde du patrimoine architectural du XXe », qui organise depuis 2011 chaque année avec l’Institut Français dans le cadre de la saison culturelle France-Maroc, L’Université Populaire du Patrimoine, un cycle de conférence pour : « proposer au public l’enseignement nécessaire à la compréhension du patrimoine et de ses enjeux dans notre société. », et bien sûr les Journées du Patrimoine, qui célèbreront en 2014 leur 5ème anniversaire.