Capture d’ecran du court-métrage «Syada» de Yacout Kabbaj
La 5ème Biennale de Marrakech a donné rendez-vous à de nombreux artistes de talent.
L’un des aspects positifs de la Biennale est la proximité que créent bon nombre d’artistes, grâce à leur présence à Marrakech, entre leurs œuvres et le public. Durant cette première semaine, nous avons eu la chance de rencontrer des artistes très présents sur les sites de la Biennale, près de leur travail et proches du public. Loin d’un phénomène de starification habituel, ceux que nous avons interviewés ont répondu avec générosité et simplicité à nos questions. Nous avons donc décidé de vous faire profiter de certaines rencontres artistiques marquantes de cette 5ème Biennale de Marrakech.
La rencontre avec l’artiste-plasticienne et vidéaste Yacout Kabbaj a eu lieu juste avant le vernissage de la section Cinéma et Vidéo de la Biennale, qui présente à L’Blassa, sous le commissariat de Jamal Abdennassar, les installations vidéo de huit artistes. Yacout Kabbaj présente en avant-première un court-métrage intitulé « Syada » (chasse/ harcèlement). Cette vidéo coup-de-poing sur la condition de la femme dans l’espace public au Maroc est pour l’artiste « (…) un court-métrage qui interroge les spectateurs sur la question du harcèlement, car en tant que femme arabo-musulmane, il est difficile de trouver sa place dans l’espace public. L’espace public appartient aux hommes. Nous n’avons pas du tout le même rapport à la ville que les hommes. La notion de ballade n’existe pas vraiment, et dès que nous sommes amenées à marcher, on doit être sur nos gardes, attentifs. L’idée est de faire prendre conscience aux hommes de l’agression que cela représente pour une femme, et de faire vivre une véritable expérience du harcèlement». Un court-métrage férocement réaliste sur le harcèlement des femmes au Maroc, sujet traité par l’artiste de manière ingénieuse et innovante.
Autre rencontre, autre sujet. Eric Van Hove, artiste pluriel, présente à Bank El Maghrib « V12 Laraki ». Cette œuvre fait partie de la section Arts visuels de la Biennale sous le commissariat d’Hicham Khalidi. Le moteur présenté est le fruit d’un travail de neuf mois entre l’artiste et 56 maîtres artisans, qui ont œuvré à la création du moteur Mercedes-Benz de la voiture de sport conçue par Abdeslam Laraki, la Laraki Fulgura. Abdeslam Laraki souhaitait concevoir une voiture entièrement au Maroc.
Mais le moteur, pièce cruciale, n’a pas été construit au Maroc, mais par la célèbre marque allemande d’automobile Mercedes-Benz. Selon l’artiste : « Quand j’ai décidé de produire ce moteur, je me suis dit : il y a 20% de la population au Maroc qui sont des artisans ; cela représente trois millions de personnes, une partie de l’industrie qui connaît la croissance, qui tourne, mais dont on parle peu, qui sont considérés uniquement bons à faire des babouches, alors qu’ils savent faire ça ! [en montrant le V12 Laraki] Il y a un problème. J’ai pensé que si l’industrie marocaine n’avait pas pu reproduire un moteur à 100% ici, il y a une partie du Maroc, les artisans, qui peuvent peut-être relever le challenge, et réussir à reproduire ce qu’Abdeslam Laraki n’a pas réussi à faire. Pour moi, c‘est un peu une revanche populaire sur l’élite, et par là tout un modèle qui est remis en question. Les vrais enjeux sont là». Eric Van Hove prouve, avec cette pièce unique, que la mobilisation des forces et des talents, la mise à profit des compétences humaines et techniques est la clé de la réussite et de l’avenir du Maroc.
Le sculpteur Max Boufathal présente plusieurs œuvres pour cette 5ème Biennale de Marrakech. Nous lui avons posé des questions sur « Madona 207 », qu’il expose actuellement au Palais Badii dans la section Arts visuels de la Biennale.
Lorsque l’on demande au sculpteur de nous parler de son œuvre, une arbalète de 2m40 de longueur sur 1m80 de hauteur, trônant au centre de la cour centrale du Palais, il nous explique que son œuvre est destinée à : «Tuer Madona. Fabriquer une arme spécialement pour la tuer. La tuer symboliquement. Tuer son image. Pour moi, il y a des gens intouchables sur Terre, et je pense que menacer leur image peut être intéressant, pour eux comme pour le public qui les regarde.
Après, à savoir si ces gens ont du second degré… on le saura bientôt». Une œuvre qui pousse à réfléchir à cette culture mainstream dont la musique de Madonna fait indubitablement partie, qui domine le monde de la culture, et sur la place dans nos sociétés de personnalités contemporaines de la culture de masse, devenues des icônes adulées par toute la planète.
L’artiste vidéaste Simohammed Fettaka est représenté par Culture Interface, qui le présente dans le cadre du programme parallèle de la 5ème Biennale de Marrakech. L’œuvre « Zobra » (Morceau de fer, puissance) est une armure en métal, exposée à L’Blassa au côté d’une vidéo retraçant le parcours dans les rues de Marrakech de l’artiste vêtu de l’armure. « Cette armure est une métaphore du corps que je porte et qui symbolise le médium que l’on utilise pour se cacher de l’autre. Ce projet traduit le souci de nos corps dans notre société, dans l’espace public. Il interroge cet espace, où nous devrions vivre ensemble, mais où nous avons du mal à gérer nos corps, lourds à porter. Quand on est seul, on est plus proche de notre corps que dans l’espace public.
L’armure est une sorte d’emprisonnement, emprisonnement que je fais sur moi-même pour établir un rapport avec les autres.
Il traduit le rapport conflictuel que j’entretiens avec mon propre corps ». Dans cette vidéo, l’artiste déambule, non-conformiste, attirant les regards des passants. Le poids de cette carcasse de métal semble lourd et douloureux à porter, il nous évoque nos propres difficultés à évoluer dans l’espace public, entre devoir et obligation de se soumettre aux diktats des apparences de la société, mais également sous les contraintes quotidiennes de vivre dans des espaces publics saturés, où nos corps sont bien souvent un bagage extrêmement gênant tant pour les autres que pour nous-mêmes.
Des remises en question, des œuvres de réflexion. L’espace public, entre harcèlement et difficultés de cohabitation, l’avenir du secteur de l’artisanat au Maroc, les intouchables contemporains, des sujets d’artistes profondément engagés, en fusion avec leur époque.
Retrouvez les interviews complètes des artistes sur notre site www.lnt.ma.
DNES : Constance Durantou-Reilhac